La taxation différée des plus-values réalisées sur immobilisations incorporelles par une société
Présentation des faits 1
Une société anonyme a cédé le 18 juin 1992 une clientèle qu'elle a constituée elle-même et qu’elle n’a pas comptabilisée à l'actif de son bilan, pour la somme de 18.956.994 francs.
Elle désire, par la suite, pouvoir bénéficier du régime de la taxation étalée visé à l'article 47 du Code des impôts sur les revenus 1992. L’administration fiscale refuse cette demande et la société décide dès lors de se pourvoir en justice.
En appel, la Cour estime que la société ne peut pas bénéficier du régime de la taxation étalée prévue par l’article 47 du Code des impôts sur les revenus (C.I.R.) 1992 pour le produit de la cession de sa clientèle.
Elle estime, en effet, que pour pouvoir bénéficier de ce régime de taxation étalée, il faut qu’on se trouve en présence d'une plus-value réalisée à l'occasion de la vente d'un bien qui a la nature d'immobilisation incorporelle depuis plus de cinq ans au moment de la réalisation.
L’expression « immobilisations incorporelles » a la signification qui lui est attribuée par la législation relative à la comptabilité et aux comptes annuels des entreprises. A cet égard, la Cour indique que les travaux préparatoires, relatifs à la loi du 22 décembre 1989 ayant instauré le régime de taxation étalée, précisent que le régime de report est limité aux biens immobilisés incorporels et corporels (y compris les immeubles de placement de sociétés d'assurance) au sens comptable du terme 2.
Or, en vertu de l'article 25 de l'arrêté royal du 8 octobre 1976 relatif aux comptes annuels des entreprises, la clientèle constituée par la société elle-même ne doit, en principe, pas être comptabilisée à l'actif du bilan au titre d'immobilisations incorporelles et n'est pas reprise dans les éléments à porter sous la rubrique « immobilisations incorporelles » définie au chapitre III, section 1, II, de l'annexe audit arrêté royal.
Par conséquent, c’est à juste titre que le ministre des Affaires économiques a considéré que la valeur de réalisation de la clientèle que l'entreprise s'est constituée elle-même et dont l'arrêté royal sur les comptes annuels ne permet pas l'inscription à l'actif du bilan ne peut être considérée comptablement comme une plus-value réalisée sur actifs immobilisés 3.
Il en résulte que cette clientèle qui n'a pas été comptabilisée dans les immobilisations incorporelles conformément au droit comptable ne constitue pas un bien qui a la nature d'immobilisation incorporelle au sens de l'article 47 du Code des impôts sur les revenus 1992.
La Cour d’appel considère donc que la société ne pouvait pas bénéficier du régime de la taxation étalée pour la clientèle qu'elle a constituée elle-même et qu'elle n'a pas comptabilisée dans son bilan conformément au droit comptable.
Décision de la Cour de cassation
La société reproche à la Cour d’appel d’avoir considéré, d’une part, qu’à défaut d’élément d’actif, il ne pourrait y avoir de plus-value imposable et, d’autre part, qu’une clientèle ne serait jamais susceptible d’être actée parmi les éléments de l’actif sous la rubrique II, propre aux immobilisations incorporelles.
A cet égard, la Cour de cassation rappelle qu’en vertu de l’article 24, alinéa 1er, 2°, du Code des impôts sur les revenus 1992, les bénéfices des entreprises sont, entre autres, ceux qui proviennent de tout accroissement de la valeur des éléments de l’actif affectés à l’exercice de l’activité professionnelle, lorsque ces plus-values ont été réalisées ou exprimées dans la comptabilité ou les comptes annuels.
Sont notamment considérées comme affectées à l’exercice de l’activité professionnelle, les immobilisations incorporelles constituées pendant l’exercice de l’activité professionnelle et qui figurent ou non parmi les éléments de l’actif 4.
L’article 43 du C.I.R. dispose, en outre, que la plus-value réalisée est égale à la différence positive entre, d’une part, l’indemnité perçue ou la valeur de réalisation du bien et, d’autre part, sa valeur d’acquisition ou d’investissement diminuée des réductions de valeur et amortissements admis antérieurement.
En vertu de l’article 190 du C.I.R et moyennant certaines conditions, le régime de faveur prévu à l’article 47 en matière d’impôt des personnes physiques pour certaines plus-values réalisées est applicable aux sociétés.
Ledit article 47 organise un régime de taxation différée et étalée de certaines plus-values réalisées sur des immobilisations incorporelles. Il prévoit notamment que lorsqu’un montant égal au prix de réalisation est remployé de la manière et dans les délais indiqués, les plus-values qui ne sont pas déjà exonérées en vertu de l’article 44, § 1er, 2°, et § 2, et qui sont réalisées sur des immobilisations incorporelles à l’occasion de la vente de biens qui ont la nature d’immobilisations depuis plus de cinq ans au moment de la réalisation, sont considérées comme des bénéfices de la période imposable au cours de laquelle les biens en remploi sont acquis ou constitués et de chaque période imposable subséquente et ce, proportionnellement aux amortissements afférents aux biens qui sont admis à la fin, respectivement de la première période imposable et de chaque période imposable subséquente et, le, cas échéant, à concurrence du solde subsistant au moment où les biens cessent d’être affectés à l’exercice de l’activité professionnelle et au plus tard à la cessation de l’activité professionnelle 5.
L’expression « immobilisations incorporelles » utilisée dans l'article 47 du C.I.R. a la signification qui lui est attribuée par la législation relative à la comptabilité et aux comptes annuels des entreprises. Or, il n’y a d’immobilisations incorporelles au sens du droit comptable que si les avoirs incorporels définis à la section 1, II, du chapitre III de l’annexe à l’arrêté royal du 8 octobre 1976 relatif aux comptes annuels des entreprises, tel qu’il était en vigueur avant son abrogation par l’arrêté royal du 30 janvier 2001 portant exécution du Code des sociétés, ont été comptabilisés à l’actif du bilan de l’entreprise sous la rubrique II prévue à cet effet, ou auraient dû l’être si le contribuable concerné avait été soumis à l’ensemble des prescriptions de l’arrêté royal comptable précité et les avait respectées.
Suivant la section 1, II, alinéa 1er, c), du chapitre III de l’arrêté royal du 8 octobre 1976, le goodwill est une immobilisation incorporelle à porter à l’actif du bilan sous la rubrique II. Il représente le coût d’acquisition d’une entreprise ou d’une branche d’activité dans la mesure où il excède la somme des valeurs des éléments actifs et passifs qui la composent.
Il résulte de ce qui précède que, si la clientèle acquise d’un tiers, moyennant une contrepartie ou sous la forme d’un apport, peut et doit être enregistrée dans le bilan de l’entreprise acquéreuse comme un élément de l’actif, sous la rubrique II, à titre de goodwill, tel n’est en revanche pas le cas d’une clientèle constituée par l’entreprise elle-même en cours d’activité.
Cette clientèle propre n’a dès lors pas la nature d’une immobilisation incorporelle avant sa cession. Par conséquent, elle ne peut pas, par l’effet conjugué des articles 47 et 2, § 7, du Code des impôts sur les revenus 1992 et de la réglementation comptable applicable, ouvrir le droit au régime de la taxation différée et étalée pour la plus-value résultant de sa réalisation.
La Cour confirme donc l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Liège.
Bon à savoir
L’article 47 du Code d’impôt sur les revenus (C.I.R.) 1992 fait bénéficier certaines plus-values sur immobilisations corporelles et incorporelles réalisées par une société d’un régime de taxation différée sous conditions de remploi 6.
Les plus-values réalisées volontairement à l’occasion de l’aliénation d’immobilisations corporelles ou incorporelles peuvent bénéficier du régime de taxation différée à condition que ces éléments d’actifs aient la nature d’immobilisation chez la société depuis plus de cinq ans 7.
Il faut, en outre, que le produit intégral de la réalisation du bien soit remployé en immobilisations corporelles ou incorporelles investies dans un État membre de l'Espace économique européen et amortissables 8. En cas de plus-value réalisée volontairement, le remploi doit être effectué dans un délai de 3 ans prenant cours le premier jour de la période imposable de réalisation de la plus-value. Ce délai est toutefois porté à cinq ans lorsque le remploi revêt la forme d'un immeuble bâti, d'un navire ou d'un aéronef.
Précisons également que l’expression « immobilisations incorporelles » a, pour l’application des impôts sur les revenus, la signification qui lui est attribuée par la législation relative à la comptabilité et aux comptes annuels des entreprises 9.
Or, il n’y a d’immobilisations incorporelles au sens du droit comptable que si les avoirs incorporels définis à la section 1, II, du chapitre III de l’annexe à l’arrêté royal du 8 octobre 1976 relatif aux comptes annuels des entreprises, tel qu’il était en vigueur avant son abrogation par l’arrêté royal du 30 janvier 2001 portant exécution du Code des sociétés, ont été comptabilisés à l’actif du bilan de l’entreprise sous la rubrique II prévue à cet effet, ou auraient dû l’être si le contribuable concerné avait été soumis à l’ensemble des prescriptions de l’arrêté royal comptable précité et les avait respectées.
Par conséquent, si la clientèle acquise d'un tiers, moyennant une contrepartie ou sous la forme d'un apport, peut et doit être enregistrée dans le bilan de l'entreprise acquéreuse comme un élément de l'actif, sous la rubrique II, à titre de goodwill, tel n'est en revanche pas le cas d'une clientèle constituée par l'entreprise elle-même en cours d'activité.
Cette clientèle propre n'a dès lors pas la nature d'une immobilisation incorporelle avant sa cession et ne peut dès lors pas ouvrir le droit au régime de la taxation différée et étalée pour la plus-value résultant de sa réalisation10.
Ndlr. : la présente analyse juridique vaut sous toute réserve généralement quelconque.
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1. Cass., 25 octobre 2013, F.J.F. 2014/8, p. 844.
2. Doc. parl., Sénat, sess. 1989-1990, n° 806/1, p. 58.
3. Q.P. n° 643 du Sénateur Hatry du 11 janvier 1994, Q.R. Sénat, 1993-94, p. 5087.
4. Article 41, 3° du Code d’impôt sur les revenus (C.I.R.) 1992.
5. Article 47, §1er, 2° du C.I.R.
6. J. Kirkpatrick et D. Garabedian, Le régime fiscal des sociétés en Belgique, Bruylant, Bruxelles, 2003, p. 156.
7. Article 47 §1er, al. 2 du C.I.R. 1992.
8. Voy. S. Chatzigiannis, « La réforme du régime du remploi : des problèmes en cascade », Sem. Fisc., 2013/13, n° 87, p. 2.
9. Article 2, 7° du C.I.R. 1992.
10. Cass., 25 octobre 2013, F.J.F. 2014/8, p. 844.