L'abus de procédure et le manque de loyauté dans la signification d'un jugement rendu par défaut
Présentation des faits 1
Madame X est doctorante. Elle s’est domiciliée dans un appartement situé à Ixelles, qu’elle a pris en location.
Dans le cadre de son doctorat, elle a été amenée à séjourner plusieurs mois aux États-Unis. Elle a donc décidé, moyennant l'accord de son bailleur, de sous-louer le bien à Madame Y et ce, pour une période de huit mois.
Les parties se sont accordées pour que Madame Y transmette à intervalles réguliers à Madame X la correspondance qui lui serait adressée durant son séjour à l'étranger. Cette communication s'opérait par la voie électronique. Madame Y connaissait également l'adresse postale à laquelle Madame X résidait dans le cadre de son séjour aux États-Unis.
Les relations entre les parties se sont détériorées, de sorte que Madame Y a introduit une action devant la justice de paix du canton d'Ixelles. L'objet de la demande de Madame Y était d'obtenir la libération de la garantie locative et la condamnation de Madame X à lui rembourser la différence entre le loyer versé par Madame Y et celui payé par Madame X à son bailleur. La requête introductive d'instance a été notifiée au domicile de Madame X, de sorte que cette dernière n'a pas eu connaissance de la procédure, puisqu’elle séjournait à ce moment-là encore aux Etats-Unis.
Madame Y a informé Madame X de l'existence de cette procédure deux mois après le prononcé du jugement. Madame Y n'a, par ailleurs, pas indiqué à Madame X que le jugement a été signifié. La signification du jugement a été effectuée au domicile bruxellois de Madame X, ce dont elle n'a, par conséquent, pu avoir connaissance.
Deux semaines après avoir été avisée qu'un jugement a été prononcé à son encontre, Madame X a formé opposition. Cependant, le délai d'opposition était déjà expiré.
Décision du juge de paix
Selon le juge de paix d’Ixelles, il ressort des faits que Madame Y savait pertinemment que Madame X était dans l'impossibilité de connaître l'existence tant de la procédure introduite devant le juge de paix que de la signification du jugement prononcé au terme de cette procédure. En effet, Madame X résidait à l'étranger et c'est Madame Y qui lui faisait parvenir son courrier depuis plusieurs mois.
Il appartenait ainsi à Madame Y d'accompagner la signification de renseignements utiles permettant l'exercice effectif des droits de la défense de Madame X, dans la mesure où il lui incombait de mettre tout en œuvre pour atteindre le plus sûrement et le plus loyalement possible son adversaire.
En l’espèce, Madame Y aurait dû, d'une part, transmettre une copie de l'exploit de signification à Madame X, et, d'autre part, informer l'huissier de justice de la situation, afin qu'il envoie la lettre recommandée dont mention à l'article 38 du Code judiciaire, non seulement au domicile de Madame X, mais également à sa résidence connue. Or, tel n'a pas été le cas.
Au vu de ces considérations, le juge de paix décide que l’existence d'un cas de force majeure peut être discutée, mais l'abus de procédure est flagrant, compte tenu de l'exposé de l'opposante, corroboré par les pièces du dossier et non contesté formellement par la défenderesse sur opposition, qui insiste surtout sur le dépassement du délai raisonnable.
Il ne saurait entériner, en déclarant l'opposition irrecevable, une situation qui heurte à ce point le sens élémentaire de l'équité.
Bon à savoir
Le jugement rendu par le juge de paix est rendu dans la lignée de la jurisprudence de la Cour de cassation 2.
En effet, la Cour de cassation a décidé, dans plusieurs cas similaires, que la partie qui procède en toute connaissance de cause à la signification d'une décision en un lieu où son adversaire ne s'y rend pas (ou plus) commet un abus de droit et qu’une telle signification ne peut servir de point de départ dans lequel le pourvoi en cassation est introduit 3. Dit autrement, la signification est inopérante 4.
Certaines juridictions de fond ont également déjà eu l'occasion d’appliquer ce principe. Ainsi, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a jugé qu'« en tout état de cause, en vertu du principe général de droit relatif au respect des droits de la défense, la violation des dispositions légales relatives au mode de signification à utiliser prive cette signification de tout effet lorsqu'il résulte des circonstances concrètes de la cause qu'il a eu comme conséquence que le destinataire de l'acte n'a pu en prendre connaissance. Même lorsque les dispositions légales sont respectées, d'un point de vue purement formel, le recours à un mode de signification effectué de façon déloyale et en violation des droits de la défense doit être, par application de la théorie de l'abus de droit, sanction »5.
Ndlr. : la présente analyse juridique vaut sous toute réserve généralement quelconque.
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1. J.P. d’Ixelles, 25 février 2014, J.L.M.B., 2014/31, p. 1496, note P. Knaepen.
2. P. Knaepen, « La loyauté procédurale, un principe en plein essor », note sous J.P. d’Ixelles, 25 février 2014, J.L.M.B., 2014, liv. 31, p. 1499.
3. Cass., 29 mars 2001, Pas., 2001, n°182 ; Cass., 8 mars 2002, Pas., 2002, p. 688, Cass., 25 mai 2007, Pas., 2007, n°277 ; Cass., 10 mars 2008, Pas., 2008, n°165. Voy. également : G. Closset-Marchal, J.-Fr. van Drooghenbroeck, S. Uhlig et A. Decroës, « Examen de jurisprudence (1993 à 2005). Les voies de recours », R.C.J.B., 2006, pp. 328-329 ; M.-Th.Caupain et E. Leroy, « La loyauté: un modèle pour un petit supplément d’âme? », in Mélanges Jacques Compernolle, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 90 ; X. Taton, « La sanction différenciée des vices de signification dans la jurisprudence de la Cour de cassation », J.T., 2009, p. 321.
4. G. De Leval et J. Van Compernolle, « Pour une conception finaliste et fonctionnelle du formalisme procédural dans le procès civil », J.T., 2012, p. 511.
5. Civ. Bruxelles, 15 octobre 2013, J.T., 2013, p. 818 ; Voy. aussi : Anvers, 10 mars 2010, R.W., 2011-2012, p. 703 ; Comm. Bruxelles, 26 mai 2005, J.T., 2005, p. 559.