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AVOCAT

Bon a savoir

19 Février 2016

Les propos irrespectueux tenus à l'encontre du juge par l'avocat en dehors du prétoire - Violation de la liberté d’expression

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Présentation des faits 1

Le 24 juillet 2006, la société D., représentée par son avocat, Maître J., a présenté devant le juge de première instance n° 13 de Las Palmas une demande civile tendant à la déclaration de nullité de la décision du 27 avril 2006 prise par la direction générale des registres et des notaires. Dans cette demande, Maître J. indiquait, entre autres, que les faits tels qu'exposés par le juge de première instance n° 2 dans sa décision du 22 janvier 2001 (révisée ultérieurement) ne reflétaient pas la réalité. Maître J. contestait aussi, entre autres, la décision du juge de première instance n° 2 en ce que ce dernier aurait attribué la propriété du terrain en cause à Madame F. sans en informer en temps utile la société D., qui était selon lui propriétaire du bien.

Par un jugement du 14 novembre 2006, le juge de première instance n° 13 de Las Palmas a débouté la société D.

Cette dernière, représentée par Maître J., a interjeté appel dudit jugement.

Par un arrêt du 10 octobre 2008, l'Audiencia provincial de Las Palmas, faisant droit à la demande de la société D., a déclaré nulle la décision du 27 avril 2006 de la direction générale des registres et des notaires et a ordonné l'annulation de l'inscription foncière effectuée en application de ladite décision.

Entre-temps, le 27 juillet 2006, le juge de première instance n° 13 de Las Palmas a communiqué la demande civile présentée par Maître J. le 24 juillet 2006  au procureur en chef du Tribunal supérieur de justice des îles Canaries. Celui-ci a décidé d'ouvrir une procédure pénale pour délit présumé de calomnie à l'encontre de Maître J.

Par un jugement du 28 avril 2008, le juge pénal n° 4 de Las Palmas a condamné Maître J. à une peine d'amende de 30 euros par jour pendant neuf mois, assortie d'une peine de substitution de privation de liberté.

Maître J. a interjeté appel de ce jugement.

Par un arrêt du 19 avril 2010, l'Audiencia provincial de Las Palmas a confirmé le jugement attaqué.

Maître J. a saisi le Tribunal constitutionnel d'un recours sur le fondement des articles 24 (droit à l'équité de la procédure) et 20, paragraphe 1er, a et d (droit au respect de la liberté d'expression) de la Constitution espagnole.

Par une décision du 28 juin 2010, la haute juridiction a rejeté le recours pour manque d' «importance constitutionnelle spéciale».

Maître J. a donc saisi la Cour européenne des droits de l’Homme, d’une action en condamnation contre l’Espagne. Il dénonce sa condamnation et la peine qui lui a été infligée, en ce qu'elles s'analyseraient en une ingérence disproportionnée dans l'exercice de son droit à s'exprimer librement dans le cadre de ses fonctions. Il invoque l'article 10 de la CEDH.

 

Décision de la Cour européenne des droits de l’Homme

Sur la violation alléguée de l'article 10 de la Convention

La Cour estime tout d’abord que la condamnation de Maître J. par les juridictions nationales pour délit de calomnie à l'encontre du juge de première instance n° 2 s'analyse en une « ingérence » dans l'exercice par Maître J. de son droit à la liberté d'expression, au sens de l'article 10, paragraphe 1er  de la Convention.

La Cour rappelle à cet égard qu'une restriction à la liberté d'expression d'une personne emporte violation de l'article 10 de la Convention si elle ne relève pas de l'une des exceptions ménagées par l'article 10, paragraphe 2, de la Convention 2.

En l'espèce, la Cour observe que la condamnation et la peine du requérant étaient « prévues par la loi » et que, en outre, nul ne conteste que l'ingérence poursuivait le but légitime de protéger la réputation et les droits du juge de première instance n° 2 de Puerto del Rosario et de garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.

Se pose donc uniquement la question de savoir si l'ingérence dans l'exercice par le requérant de son droit à la liberté d'expression était « nécessaire dans une société démocratique ».

La liberté d'expression dont jouit un avocat dans le prétoire n'est pas illimitée, et certains intérêts, tels que l'autorité du pouvoir judiciaire, sont assez importants pour justifier des restrictions à ce droit. Néanmoins, même si l'infliction des peines est du ressort des juridictions nationales, la Cour rappelle, que selon sa jurisprudence, ce n'est qu'exceptionnellement qu'une restriction à la liberté d'expression de l'avocat de la défense, même au moyen d'une sanction pénale légère, peut passer pour nécessaire dans une société démocratique 3.

La Cour estime que le comportement du requérant apparaît comme étant un manque de respect à l'égard du juge de première instance n° 2 et, indirectement, de la justice. En effet, l'intéressé a porté des jugements de valeur à l'encontre de ce juge dans le contexte de la défense de son client, et il a également imputé audit juge des conduites blâmables et même contraires aux devoirs d'un juge. L'on ne saurait dès lors exclure la possibilité de sanction de ce type de comportement de la part d'un avocat.

Néanmoins, la Cour estime que, bien que graves et discourtoises, les propos tenus par Maître J. l’ont été en dehors du prétoire, et portaient principalement sur la manière dont le juge concerné conduisait l'instance dans le cadre d'une procédure purement civile. Le devoir de l'avocat consiste à défendre avec zèle les intérêts de ses clients, ce qui le conduit parfois à s'interroger sur la nécessité de s'opposer ou non à l'attitude du tribunal ou de s'en plaindre 4.

En l'espèce, le requérant a été condamné au pénal comme auteur d'un délit de calomnie à l'égard du juge de première instance n° 2. La Cour estime que les propos de ce dernier, bien qu'agressifs, étaient présentés dans un contexte de défense des intérêts de son client. Elle note que les expressions employées par le requérant n'ont fait l'objet d'aucune publicité 5. Elles ont été exprimées par écrit, et seuls le juge de première instance n° 13 et les parties ont eu connaissance des expressions litigieuses.

Eu égard à ce qui précède, et compte tenu de la qualité d'avocat de l'intéressé et de l'existence d'autres sanctions non-pénales, la Cour n'est pas convaincue par l'argument du gouvernement selon lequel la peine infligée à Maître J. était proportionnée à la gravité de l'infraction commise. A contrario, le fait même d'avoir été condamné au pénal, doublé du caractère sévère de la peine infligée à Maître J. est de nature à produire un « effet dissuasif » sur les avocats dans les situations dans lesquelles il s'agit pour eux de défendre leurs clients.

Partant, les sanctions pénales, dont celles comportant éventuellement une privation de liberté, limitant la liberté d'expression de l'avocat, peuvent difficilement trouver de justification.

Dans ces conditions, la Cour considère que la condamnation de Maître J. n'était pas proportionnée au but légitime poursuivi et n'était, dès lors, pas « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l'article 10 de la Convention.

Sur l'application de l'article 41 de la Convention

Sur base de l'article 41 de la Convention, Maître J. réclame 8.100 euros au titre du préjudice matériel subi en raison de sa condamnation à une amende pénale. Il réclame également 30.000 euros au titre du préjudice moral subi en raison de la mention de sa condamnation dans son casier judiciaire.

La Cour constate l’existence d’un lien de causalité entre la violation de l'article 10 de la Convention et le préjudice matériel subi suite à l'obligation du requérant de payer une amende pénale de 8.100 euros. La Cour octroie donc ce montant à Maître J.

Quant au dommage moral, la Cour estime que le constat de violation suffit à remédier au tort que la condamnation, jugée contraire à l'article 10, a pu causer à Maître J.

 

Bon à savoir

L'article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme protège le mode d’expression des avocats 6. Si les avocats ont certes aussi le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, leurs critiques ne sauraient toutefois franchir certaines limites 7.

À cet égard, il convient de tenir compte du juste équilibre à ménager entre, d’une part, la nécessité de garantir la protection de l’autorité du pouvoir judiciaire et des droits d’autrui et, d’autre part, la protection de la liberté d’expression de l’avocat.

Les accusations de mensonges qu'un avocat porte à l'égard d'un juge apparaissent ainsi comme un manque de respect, dont on ne peut exclure le prononcé d’une sanction disciplinaire. Le fait que les expressions employées par l'avocat aient été tenues en dehors du prétoire et aient porté principalement sur la manière dont le juge concerné avait conduit l'audience semble toutefois compatible avec le devoir de l'avocat de défendre avec zèle les intérêts de son client. Par conséquent, le fait de sanctionner de tels propos constitue une ingérence non nécessaire dans une société démocratique 8.

Ndlr. : la présente analyse juridique vaut sous toute réserve généralement quelconque. 

 ______________

1. CEDH (3e section), 12 janvier 2016, Rodriguez Ravelo/Espagne, J.L.M.B., 2016/5, pp. 196-204.

2. CEDH, 27 janvier 2004, Kyprianou c. Chypre, no 73797/01, §168, J.L.M.B., 2006, p. 1572, obs. L. Misson et L. Kaens.

3. CEDH, 21 mars 2002, Nikula c. Finlande, §§ 54-55, J.L.M.B., 2011, p. 1380.

4. CEDH, 27 janvier 2004, Kyprianou c. Chypre, no 73797/01, §175, J.L.M.B., 2006, p. 1572, obs. L. Misson et L. Kaens ; CEDH, 23 avril 2015, Morice c. France, n° 29369110, §137.

5. CEDH, 20 mai 1998, Schöpfer c. Suisse, §34, Recueil des arrêts et décisions, 1998-III, pp. 1052-1053.

6. Voy. sur la liberté d’expression de l’avocat, F. Jongen, « La liberté d'expression hors du prétoire », in La parole de l'avocat, Anthémis, 2010, p. 33 ; F. Krenc, « La liberté d'expression de l'avocat en dehors du prétoire », in L'avocat dans le droit européen, Bruxelles, Bruylant, coll. de l'I.D.H.A.E., 2008, pp. 147-162 ; P. Henry, « Demain, les chiens », in Liber amicorum Paul Martens, Larcier, 2007, p. 41 ; L. Misson et L. Kaens, « Quelle liberté d'expression pour les avocats ? », J.L.M.B., 2006, p. 1582.

7. CEDH (5e Sect.), 11 juillet 2013, Morice c. France ; Cour européenne des droits de l'homme, 29 mars 2011, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, J.L.M.B., 2011/18, pp. 836-842.

8. CEDH (3e section), 12 janvier 2016, Rodriguez Ravelo/Espagne, J.L.M.B., 2016/5, pp. 196-204.