L'incidence de l'absence d'indication des règles légales violées sur la responsabilité de l'avocat à la Cour de cassation
Présentation des faits 1
Monsieur C., employé au service de la société B. depuis le 1er janvier 1978, a, le 5 décembre 1983, notifié à son employeur un congé avec préavis de trois mois, prenant cours le 1er janvier 1984 pour se terminer le 31 mars 1984.
Le 7 février 1984, la société B. a elle-même mis fin au contrat pour motif grave.
Par exploit signifié le 4 février 1985, Monsieur C. a cité son employeur devant le Tribunal du travail, en paiement de 928.691 BEF (arriérés de salaires et de commissions), 188.233 BEF (indemnité de rupture) et 1.110.780 BEF (indemnité compensatoire de la clause de non-concurrence représentant douze mois de salaire).
Par jugement du 10 septembre 1986, le Tribunal du travail a partiellement fait droit à la demande en condamnant B. au paiement de 122.317 BEF, 2.967 BEF et 58.862 BEF à titre provisionnel, en ce qu’il a écarté la prétention de Monsieur C. à obtenir une indemnité compensatoire de la clause de non-concurrence prévue à l'article 11 du contrat d'emploi. Il a en effet estimé que, dès lors que le motif grave invoqué par l'employeur pour rompre le contrat n'était pas démontré et que la rupture était due à l'employeur, la clause de non-concurrence ne pouvait produire d'effets, par application de l'article 65, § 2, alinéa 9, de la loi du 3 juillet 1978 relative au contrat de travail.
Monsieur C. a alors interjeté appel du jugement.
La Cour du travail, par son arrêt du 9 mai 1990, a confirmé le jugement attaqué et a sursis à statuer sur le montant définitif de l'indemnité de rupture revenant à Monsieur C.
Monsieur C. a ensuite consulté Maître X., avocat à la Cour de cassation, sur les chances d'un pourvoi, par la lettre du 22 juin 1990 de son conseil. Maître X. lui a répondu, par courrier du 14 août 1990, que l'arrêt de la Cour du travail ne lui paraissait pas sérieusement critiquable et notamment quant à son interprétation de l'article 65, § 2.
Le conseil de Monsieur C. insistant sur l'opportunité de former un pourvoi, Maître X. a confirmé son opinion et ses réserves par sa lettre du 30 août 1990.
Un pourvoi a toutefois été effectivement introduit par Maître X., le 5 septembre 1990. Il était fondé sur le moyen unique pris de la violation de l'article 65, § 2, alinéas 5 et 9, de la loi du 3 juillet 1978 et de l'article 1134 du Code civil, en ce que l'arrêt de la Cour du travail donne des dispositions précitées une interprétation inconciliable avec ses termes. En particulier, le pourvoi soutenait que c'est à la date même de la rupture, et non ultérieurement comme l'a admis la cour, qu'il conviendrait d'apprécier si la rupture s'est produite dans les conditions de l'article 65, § 2, alinéa 9.
Par son arrêt du 3 juin 1991, la Cour de cassation a déclaré irrecevable le moyen unique invoqué dans le pourvoi formé par Maître X., énonçant : « Pour être recevable, le moyen pris de la violation d'une disposition légale doit indiquer, non seulement cette disposition, mais aussi celle qui la rend applicable à l'espèce; que le moyen qui n'indique pas l'article 86, § 1er, de la loi du 3 juillet 1978, qui rend applicables au contrat de travail d'employé les dispositions de l'article 65, est irrecevable ».
Monsieur C. met en cause la responsabilité de l'association à laquelle appartient Maître X., lui reprochant d'avoir commis une faute en introduisant un pourvoi qui fut déclaré irrecevable, sans tenir compte de la jurisprudence de la Cour de cassation qui lui imposait de viser la disposition qui rendait applicable au contrat l'article 65 de la loi du 3 juillet 1978 dont la violation était invoquée. Il postule, dès lors, sa condamnation ainsi que celle de son assureur, au paiement de 1.110.780 BEF représentant l'indemnité compensatoire de la clause de non-concurrence qu'il avait, selon lui, toutes les chances d'obtenir.
Les parties ont introduit la cause devant le premier juge par procès-verbal de comparution volontaire établi le 5 mai 1994.
Décision de la Cour d’appel de Bruxelles
La Cour d’appel de Bruxelles rappelle tout d’abord que si une partie s'adresse à un avocat de cassation en vue d'une part d'évaluer les chances d'un pourvoi, et d'autre part de l'introduire, c'est en raison du haut degré de spécialisation des membres du barreau de cassation, qui justifie du reste le monopole légal dont ils bénéficient.
La Cour d’appel estime que Monsieur C. était ainsi en droit d'attendre de l'avocat qu'il a choisi à cette fin qu'il fasse preuve d'une compétence toute particulière le mettant à l'abri des erreurs d'appréciation tant sur le fond que sur la forme du pourvoi. Notamment, Monsieur C. pouvait légitimement escompter que l'avocat de cassation ne prendrait pas un risque de voir le recours échouer sur un moyen de forme que son conseil ne pouvait méconnaître.
En l'espèce, il est établi que le pourvoi a été rejeté en raison de l'irrecevabilité de l'unique moyen formulé, dès lors que Maître X. a omis de mentionner, dans le pourvoi, l'article 86 de la loi du 3 juillet 1978 qui rendait applicable au contrat d'emploi l'article 65 de la même loi.
Selon la Cour d’appel, cette irrecevabilité n'était nullement imprévisible, puisqu'elle était conforme à une jurisprudence déjà ancienne et toujours en vigueur à l'époque de l'introduction du pourvoi 2, jurisprudence qui fut du reste maintenue par la Cour de cassation jusqu'à son revirement ultérieur, intervenu cinq ans après l'arrêt rendu en la cause opposant Monsieur C. à son employeur 3. Dès lors, un avocat familier de sa procédure ne pouvait ni ignorer, ni négliger cette jurisprudence majoritaire, sous peine de faire courir à son client un risque d'échec de son pourvoi pour un moyen d'irrecevabilité.
En l’espèce, Maître X. ne pouvait donc se permettre de prendre ce risque tout à fait prévisible en spéculant sur un éventuel revirement de jurisprudence de la Cour sur ce point. Il devait, au contraire, assurer au pourvoi toutes les chances de succès, en prenant compte de cette jurisprudence, fût-elle critiquable.
En s'abstenant d'en tenir compte, Maître X a commis une négligence, c'est-à-dire une faute légère qui suffit à engager sa responsabilité à l'égard de son client, pour autant toutefois que les autres conditions de la mise en œuvre de cette responsabilité (à savoir l’établissement d’un dommage et l’existence d’un lien de causalité entre ce dommage et la négligence commise) soient réunies en l'espèce.
Sur le plan du dommage et du lien de causalité, la Cour d’appel, après avoir apprécié si un pourvoi jugé recevable avait des chances sérieuses, voire toutes les chances d’aboutir à une cassation de l’arrêt ou non, considère que ces chances étaient inexistantes en l’espèce. En effet, la Cour du travail ne viole pas la disposition légale invoquée en décidant que la clause de non-concurrence ne pouvait sortir ses effets et que, partant, Monsieur C. ne pouvait réclamer à son ancien employeur l’indemnité compensatoire, dont il postulait le paiement. Dès lors, Monsieur C. ne démontre ni l’existence d’un dommage ni, a fortiori, celle d’un lien causal entre la négligence fautive commise par Maître X. et son prétendu préjudice.
Par conséquent, la Cour d’appel de Bruxelles déboute Monsieur C. et ne retient pas la responsabilité de Maître X., en ce que les conditions de la mise en œuvre de cette responsabilité ne sont pas satisfaites.
Bon à savoir
Le statut de l’avocat à la Cour de cassation diverge quelque peu de celui de l’avocat ordinaire. On lui reconnaît, en effet, la double qualité de fonctionnaire ministériel et d’avocat. Il a l’obligation, comme tout notaire, de « prêter son ministère ». Bien plus, il sera tenu, même s’il estime que les chances d’un arrêt en annulation sont inexistantes, d'introduire le pourvoi 4.
L’avocat à la Cour de cassation est tenu d’invoquer de préciser, comme la Cour l’exige conformément à sa jurisprudence antérieure, la disposition légale qui rend la disposition applicable 5. Il doit en effet tenir compte de la jurisprudence de l’époque de la Cour de cassation et ne peut l’ignorer, sous peine de commettre une négligence fautive et, partant, d’engager sa responsabilité.
Si une négligence est imputée à un avocat à la Cour de cassation, le juge examinera si ce dernier a agi comme tout avocat à la Cour de cassation normalement prudent et diligent 6.
Ndlr. : la présente analyse juridique vaut sous toute réserve généralement quelconque.
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1. Bruxelles (2ème ch.), 25 mai 2000, J.T., 2001, p. 925.
2. Cass., 25 mars 1926, Pas., 1926, I, p. 320 ; Cass., 20 janv. 1983, Pas., I, p. 592; Cass., 22 avril 1985, Pas., 1985, I, p. 1025.
3. Cass., 26 janv. 1995, Pas., 1995, I, p. 76.
4. C. MELOTTE, « La responsabilité professionnelle des avocats », in Responsabilités. Traité théorique et pratique, Titre II, Dossier 28bis, Waterloo, Kluwer, 2005, p. 10.
5. Bruxelles, 24 nov. 1998, A.J.T., 1999-2000, p. 200.
6. C.MELOTTE, « La responsabilité professionnelle des avocats », in Responsabilités. Traité théorique et pratique, Titre II, Dossier 28bis, Waterloo, Kluwer, 2005, p. 31.