L'admissibilité de la preuve recueillie de manière irrégulière (affaire Manon)
Présentation des faits 1
Un employeur soupçonnait depuis de nombreuses années une de ses travailleuses de détourner régulièrement une partie de la recette et a alors installé, dans le magasin accessible au public où elle travaillait, un dispositif de surveillance par caméras, visant uniquement la caisse sur laquelle il lui appartenait d’enregistrer les achats des clients.
Cette affaire a déjà fait l’objet d’une décision de la Cour de cassation. En effet, la Cour suprême, a jugé, dans son arrêt du 9 juin 2004 2, que la double obligation d’information 3 de l’employeur vis-à-vis de son personnel, prévue par l’article 9 de la convention collective de travail n° 68, ne souffre pas d’exception, dans la mesure où sans cette information, la mesure perdrait toute son efficacité. La Cour a, dès lors, cassé la décision contraire rendue par la chambre des mises en accusation.
La Cour d’appel de Bruxelles, statuant comme juridiction de renvoi en suite de l’arrêt du 9 juin 2004, a considéré, elle aussi, dans son arrêt 24 novembre 2004, que le moyen de preuve obtenu par une vidéosurveillance est régulier. Dès lors, elle rejette la demande de l’inculpée tendant à faire écarter des débats les pièces du dossier répressif en lien avec les enregistrements vidéo. Cette seconde décision s’appuie sur le constat que la caméra était fixée dans un lieu accessible au public et visait uniquement la caisse enregistreuse du magasin, et non l’inculpée. Par ailleurs, le devoir d’information ne s’impose que s’il apparaît que la surveillance porte atteinte à la vie privée du travailleur. Enfin, les juges d’appel ont estimé que la vidéosurveillance est adéquate et utile, n’a pas d’implication sur sa vie privée et n'entrave pas son droit de contredire librement, devant les juridictions de jugement, les éléments de preuve produits contre elle.
La travailleur a alors formé un pourvoi de cassation contre l’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 24 novembre 2004.
Décision de la Cour
La Cour de cassation rappelle tout d’abord que c’est au juge qu’il appartient d’apprécier les conséquences, sur la recevabilité des moyens de preuve produits aux débats, de l’irrégularité ayant entaché leur obtention, lorsque cette irrégularité n’est pas sanctionnée de nullité par la loi.
Elle énonce ensuite que lorsque l’irrégularité commise ne compromet pas le droit à un procès équitable, n’entache pas la fiabilité de la preuve et ne méconnait pas une formalité prescrite à peine de nullité, le juge peut, pour décider de l’admissibilité des éléments irrégulièrement produits, tenir compte, notamment, de la circonstance que l’illicéité commise est sans commune mesure avec la gravité de l’infraction dont l’acte irrégulier a permis la constatation, ou que cette irrégularité est sans incidence sur le droit ou la liberté protégés par la norme violée.
Il ressort de l’arrêt qu’à la suite d’une présomption légitime de l’implication de la demanderesse dans des infractions qu’elle pourrait avoir commises au préjudice de son employeur, que ce dernier a installé un dispositif de vidéosurveillance visant uniquement la caisse enregistreuse du magasin. La mesure, limitée quant à son objet et destinée à permettre la constatation d’infractions dont la demanderesse était soupçonnée depuis plusieurs années, est adéquate et utile, ne porte pas atteinte à sa vie privée et n’entrave pas son droit de contredire librement devant les juridictions de jugement les éléments produits à sa charge.
La Cour a considéré qu’en l’espèce, les juges d’appel ont, à tort, décidé que le devoir d’information ne s’impose que s’il apparaît que la surveillance peut avoir des implications sur la vie privée du travailleur.
Elle décide cependant que l'absence d'information préalable à la surveillance de l’outil utilisé par la travailleuse ne saurait entraîner à elle seule l'obligation pour le juge répressif d'écarter des débats les constatations opérées grâce à cette surveillance.
Dès lors, la Cour rejette le pourvoi de cassation de la travailleuse contre l’arrêt attaqué.
Bon à savoir
Dans l’arrêt ci-dessus (dit l’arrêt « Manon »), la Cour de cassation fait application de la jurisprudence qui ressort de ses différents arrêts, en matière d’admissibilité de la preuve obtenue irrégulièrement 4, rendus les 14 octobre 2003 5 (arrêt Antigoon), 23 mars 2004 6 et 16 novembre 2004 7.
Elle reprend les trois hypothèses – critères Antigoon – dans lesquelles les ours et tribunaux doivent écarter la preuve matérielle des débats :
- Lorsque la preuve a été recueillie en méconnaissance d’une formalité légale prescrite à peine de nullité ;
- Lorsque l’illégalité ou l’irrégularité commise entache la fiabilité de la preuve ;
- Lorsque l’administration de la preuve en justice s’avère contraire au droit à un procès équitable.
Elle précise, ensuite, que le juge peut, pour fonder l'admissibilité des éléments irrégulièrement produits, prendre en considération notamment la circonstance que l'illicéité est sans commune mesure avec la gravité de l'infraction dont l'acte irrégulier a permis la constatation ou que cette irrégularité est sans incidence sur le droit ou la liberté protégés par la norme transgressée. Elle ajoute ainsi aux critères « Antigoon » deux critères nouveaux, et, dans le même temps, prend la précaution de faire précéder leur énonciation de l’adverse « notamment », ce qui laisse à présager qu’il y en aura d’autres 8.
Ladite jurisprudence a toutefois été rendue en matière pénale, mais semble s’appliquer aux litiges civils, selon un arrêt récent du 10 mai 2008 de la Cour de cassation 9.
En outre, elle a été soumise à la Cour européenne des droits de l'Homme, qui l'a acceptée 10. Dans son arrêt du 27 juillet 2011, la Cour constitutionnelle a rejoint la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l'Homme dans leur analyse 11.
Un ancrage légal a enfin été apporté à cette jurisprudence par la loi du 24 octobre 2013 modifiant le titre préliminaire du Code d'instruction criminelle en ce qui concerne les nullités 12.
Ndlr. : la présente analyse juridique vaut sous toute réserve généralement quelconque.
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1. Cass., 2 mars 2005, Pas., 2005, liv. 3, p. 505, concl. D. Vandermeersch.
2. Cass., 9 juin 2004, Rev. dr. pén., 2004, p. 1260.
3. Préalablement et lors de la mise en œuvre de la mesure.
4. Voy. à ce sujet : F. Kefer, « L’admissibilité de la preuve en droit civil et en droit pénal », R.D.S., 2013, pp. 195-229 ; S. Cuykens, D. Holzapfel et L. Kennes, La preuve en matière pénale, Bruxelles, Larcier, 2015, nos 379 et s. ; L. Kennes, L'approche de la preuve dans le système de droit pénal belge », in Manuel de la preuve en matière pénale, Malines, Kluwer, 2009, pp. 51-92, et plus spécifiquement pp. 52-72.
5. Cass., 14 octobre 2003, Pas., 2003, p. 499.
6. Cass., 23 mars 2004, Pas., 2004, liv. 3, p. 500.
7. Cass., 16 novembre 2004, Pas., 2004, liv. 11, 1795, concl. M.P.
8. F. Kuty, « La sanction de l’illégalité et de l’irrégularité de la preuve pénale », in La preuve. Questions spéciales, Liège, Anthemis, 2008, p. 48.
9. Cass., 10 mars 2008, J.L.M.B., 2009, p. 580, note R. De Baerdemaeker.
10. Cour eur. D.H., 29 juillet 2009, Lee Davies c. Belgique, www.echr.coe.int
11. C.C., 27 juillet 2011, n°139/2011, N.C., 2011, liv. 6, 365, note H. Berkmoes.
12. Loi du 24 octobre 2013 modifiant le titre préliminaire du Code de procédure pénale en ce qui concerne les nullités, M.B., 12 novembre 2013, p. 84993.