Le devoir de conseil de l'avocat et la perte d'une chance
Présentation des faits 1
Un cabinet d'avocats a défendu les intérêts d'une société de construction dans le cadre de plusieurs dossiers. Ce cabinet a introduit une action judiciaire à l'encontre de sa cliente en postulant la condamnation de cette dernière au paiement d'un montant de plus de 10.000 euros à titre de frais et honoraires.
Le tribunal de première instance, statuant par défaut à l'égard de la société, a fait droit à cette demande. La société a formé opposition à l'encontre du jugement en postulant la réduction du montant demandé par le cabinet ainsi que sa condamnation pour avoir commis un manquement dans le traitement d'un dossier.
Le tribunal a confirmé le jugement dont opposition sous la seule émendation de la réduction du montant de la condamnation prononcée à charge de la société à une somme provisionnelle légèrement inférieure à 7.000 euros à majorer des intérêts au taux légal. En outre, le tribunal, avant dire droit pour le surplus, a renvoyé la cause au Conseil de l'Ordre des avocats du barreau de Liège et invité ce dernier à donner son avis sur le montant des frais et honoraires réclamés par le cabinet d'avocats.
La société a interjeté appel et le cabinet a formé un appel incident pour obtenir le montant de plus de 10.000 euros qu'il réclamait.
Arrêt de la Cour d'appel de Liège
Devant la Cour d'appel, le débat s'est principalement articulé autour de la responsabilité du cabinet d'avocats dans le traitement d'un des dossiers. Dans ce dossier où la société était intervenue en tant que sous-traitant, elle s'était tournée vers le cabinet pour obtenir le paiement de factures impayées. Durant l'instance de recouvrement des créances, l'entrepreneur principal a été déclaré en faillite. Les curateurs n'ont pas repris l'instance en cours, à défaut d'intérêt pour la masse, et le cabinet a introduit une déclaration de créance auprès du greffe du tribunal de commerce. Dans ce contexte, la société reproche au cabinet d'avocats de ne pas l'avoir informée de la possibilité d'introduire une action directe contre le maître de l'ouvrage et d'avoir à cet égard failli à son obligation de conseil. La société prétend que son dommage consiste en la perte d'une chance de voir trancher en sa faveur l'action directe qui aurait dû être mise en œuvre.
En l'espèce, le cabinet d'avocats ne conteste pas ne pas avoir informé sa cliente de la possibilité d'introduire une action directe à l'encontre du maître de l'ouvrage. En outre, il apparaît que lorsque le cabinet a eu vent de rumeurs de faillite de l'entrepreneur principal, il a répercuté ces rumeurs à sa cliente par courrier. Dans ce courrier toutefois, le cabinet n'insiste nullement sur l'extrême urgence de la situation ni ne conseille d'initiative l'intentement sans délai d'une action directe. Or, un avocat normalement prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances, aurait d'emblée conseillé l'exercice immédiat d'une action directe par l'envoi d'un courrier recommandé. En se contentant d'aviser sa cliente des rumeurs les plus alarmantes sans insister sur l'extrême urgence d'une réaction rapide par le biais d'une action directe, le cabinet a manqué à son devoir d'information et de conseil et a commis une faute.
Par contre, et comme l'a considéré à bon droit le premier juge, il n'est pas établi que si l'action directe avait été exercée en temps utile, elle aurait abouti à la récupération d'un montant supérieur à celui qui a, le cas échéant, été récupéré. La société n'apporte aucun élément probant de nature à établir qu'elle avait une chance sérieuse et réelle d'obtenir gain de cause dans une action dirigée contre le maître de l'ouvrage. Les éléments produits par le cabinet tendent quant à eux au contraire à établir qu'une action directe introduite en temps utile était vouée à l'échec. Il suit de l'ensemble de ces considérations que la société reste en défaut de démontrer la preuve d'un lien causal entre le préjudice vanté et le comportement fautif imputé au cabinet.
En conséquence, la Cour confirme le jugement entrepris dans toutes ses dispositions.
Bon à savoir
La perte d'une chance peut constituer un dommage indemnisable pour autant que la faute soit la condition sine qua non de la perte de cette chance 2. En l'espèce, la faute consiste en un manquement au devoir de conseil et d'information qui incombe à l'avocat.
Les conseils prodigués par l'avocat doivent être donnés d'initiative. C'est à l'avocat qu'il incombe d'informer son client de tous les aspects de son affaire 3. Il ne doit pas attendre passivement les instructions que le client lui donnera éventuellement mais il doit lui-même prendre les initiatives pour le rendre attentif aux embuches, aux obligations légales ou aux formalités à accomplir 4.
Outre la faute de l'avocat, le client doit établir le lien causal entre cette faute et le dommage dont il se prévaut. Concrètement, le juge doit pouvoir constater de manière certaine le lien de causalité entre la faute et le dommage, ce dommage étant la perte d'une chance. La perte d'une chance étant in fine la perte certaine d'un avantage probable 5.
Quant à la chance perdue, elle doit être sérieuse et réelle 6, se distinguant d'un simple espoir. La Cour de cassation ajoute que la valeur économique de la chance perdue susceptible de réparation ne peut consister en la somme totale de la perte finalement subie ou du gain perdu 7.
Ndlr. : la présente analyse juridique vaut sous toute réserve généralement quelconque.
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1. Liège, 23 janvier 2014, R.G. n° 2012/RG/1692.
2. Cass., 5 juin 2008, Pas., 2008, p. 1425.
3. C. Melotte, « La responsabilité professionnelle des avocats », in Responsabilités, traité théorique et pratique, Titre II, dossier 28bis, Bruxelles, Kluwer, 2005, p. 19.
4. Liège, 22 décembre 1998, J.L.M.B., 2000, p. 242.
5. G. Genicot, note sous Liège, 31 mars 2011, J.L.M.B., 2012, p. 1087.
6. B. Dubuisson, « La théorie de la perte d'une chance en question : le droit contre l'aléa ? », J.T., 2007, p. 493, n° 9.
7. Cass., 17 décembre 2009, Pas., 2009, I, p. 3056.